Abdessamad Dialmy, Sociologue « le Marocain ne s’aime pas » « Nous avons besoin d’une morale civile » ...
Abdessamad Dialmy, Sociologue
« le Marocain ne s’aime pas »
Il y a deux ans, vous
avez affirmé dans votre blog que le Marocain ne s’aime pas. Pourquoi ne s’aime-t-il pas ?
Le
Marocain a de lui-même une très mauvaise opinion. Le
Marocain
s’auto-méprise, se sait et se sent corrompu, corrupteur,
menteur, servile, calculateur, hypocrite, faux, opportuniste, écrasé, n’ayant aucun droit, non citoyen en un mot. Comment voulez-vous que quelqu’un qui se perçoit ainsi, qui se sent ainsi, arrive à s’aimer ? Il y a un refus perpétuel de soi, refus qui débouche sur le refus de l’autre Marocain, semblable. Ne pas s’aimer soi-même renvoie à un profond sentiment de frustration, et relève de privations diverses. Il en découle des comportements agressifs, au quotidien, cela va de la simple incivilité/impolitesse à l’agression verbale et physique.
Comment expliquez-vous ce
désamour de soi ?
Le
déterminant central de ce désamour de soi est de nature politique. Ce
n’est pas dans nos gènes, ce n’est pas dans notre nature. On a fait
le Marocain comme ça, on l’a voulu comme ça, dénué de valeurs, de sens
moral. Les morales religieuse et civile se
rejoignent dans le commandement du bien. Faire le bien est
initialement une valeur religieuse qui s’est sécularisée dans la société
moderne, celle-ci commande également de faire le bien,
mais au nom d’une morale civile, sans transcendance. La morale
religieuse impose de faire le bien grâce à l’espoir du paradis et/ou à
la peur de l’enfer. Elle s’adresse à l’homme comme on
s’adresse à un enfant (récompense/châtiment). Par contre, la morale
civile est une morale citoyenne qui invite au bien pour réussir le
vivre-ensemble dans la convivialité et dans la liberté. Elle
traite les citoyens comme des adultes. L’Homme y est au entre. Le
malheur du Marocain, c’est que le système politique lui a fait perde la
morale religieuse sans le faire accéder à la morale
civile. Au contraire, il l’a débauché.
Pourtant, on parle depuis
quelques années d’un retour du religieux au Maroc…
En fait, on revitalise à la religion comme moteur politique, comme moyen
de condamner les gens dans leur quotidienneté, comme instrument servant surtout à délégitimer le pouvoir.
Cette revitalisation de la religion n’est pas une revitalisation de la
foi
comme émotion, comme spiritualité et comme amour, c’est plutôt
l’émergence d’une religiosité vindicative et accusatrice, comptable,
servant un agenda politique. La religiosité islamiste
prédominante n’est pas une volonté de vivre ensemble dans la paix et
dans la tolérance. A ce titre, j’ose avancer que la religion a disparu
comme morale pratique et comme pratique morale. Dans le
meilleur des cas, elle est moralisme, c'est-à-dire appel à la
morale, un appel vain, inadapté.
Quelle est la différence
entre les morales religieuse et civile ?
Contrairement
à la morale religieuse, la morale civile n’a pas besoin
d’une force supérieure transcendante. Elle résulte d’un contrat
social, elle est mise en place par la société elle-même, par les membres
d’une société qui s’accordent à respecter certaines
valeurs afin de vivre ensemble dans la paix. Chaque citoyen respecte
cette morale parce que c’est la sienne, et chacun y met du sien. La
morale civile promeut l’égalité des citoyens
indépendamment de leur sexe, ethnie, religion, couleur, statut
matrimonial, orientation sexuelle. Si au Maroc, la morale islamique est
devenue non pratique, ce n’est pas pour autant que nous
avons accédé à une morale citoyenne.
Y a-t-il une explication
à cet état d’entre-deux?
Cet
entre-deux est l’expression d’une transition qui dure depuis des
années parce qu’aucun choix idéologique clair n’a été fait par le
politique. On veut jouer et gagner sur les deux tableaux, le religieux
et le moderne. Du coup, on vit à la carte. On pioche ici
et là, selon la conjoncture, selon les intérêts. D’une part, nous
sommes dans un système où l’on veut avoir l’islam comme religion d’état
tout en refusant d’être un état théocratique. D’autre
part, on veut avoir la démocratie comme système politique tout en
refusant la laïcité. On ne va au bout ni de la logique religieuse ni de
la logique moderne. On prétend concilier. On fait du
bricolage politique. C’est de ce bricolage que résulte notre errance
politique, notre débauche morale. Celle-ci signifie bricoler « à la
carte » une morale qui investit à la fois le
religieux et le civil dans l’espace public.
Comment y mettre
fin ?
Il
nous faut un système politique laïc qui impose une morale civile comme
morale publique et qui maintient la religion comme foi privée
librement choisie. C’est la morale du citoyen digne, fort de ses droits.
Cette morale civile, la seule à devoir réguler l’espace
public, est aussi la seule à devoir être à la source du droit, y
compris le droit de la famille et de la sexualité. Rien n’empêche le
droit positif de reprendre certains interdits religieux et
leur donner un caractère civil, mais ce droit positif émane d’une
volonté populaire changeante, en devenir constant selon l’opinion
politique majoritaire. En même temps, la laïcité garantit au
Roi d’être le Commandeur des Croyants et à l’individu le droit
d’exercer librement sa foi et son culte, de ne pas les exercer ou de ne
pas en avoir. L’important est que l’espace public soit
régulé par une morale civile (religieusement neutre) qui s’impose à
tous les citoyens. Bien entendu, avec des pouvoirs législatif et
exécutif non issus d’élections honnêtes, le Marocain ne
cessera jamais de s’auto-mépriser, les Marocains ne cesseront pas de
se mépriser mutuellement. Dans le système politique actuel qui le
dévalorise en dévalorisant sa voix et sa participation, le
Marocain ne peut pas s’aimer. Le mouvement du 20 février a
probablement enclenché une dynamique qui réhabilite le Marocain à ses
propres yeux… Dire non à la hogra, c’est le début de l’amour de
soi.
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